Le taxi

Deux minutes plus tard, nous étions en sûreté dans le taxi qui redescendait lentement le chemin cahoteux en direction de la route.

Mon père exultait, gonflé d’orgueil. Il se penchait continuellement vers Charlie Kinch et lui envoyait de petites claques sur l’épaule en disant : « Qu’est-ce que tu dis de ça, Charlie ? Qu’est-ce que tu penses de cette razzia ? »

 

 

Charlie, quant à lui, se retournait sans cesse pour regarder, en ouvrant de grands yeux, les deux sacs gigantesques, pleins à craquer. Il n’arrêtait pas de répéter :

« Ça alors ! Comment as-tu fait ?

— C’est Danny qui a tout fait ! répondait fièrement mon père. Mon fils Danny est le meilleur braconnier au monde. »

Au bout d’un moment, Charlie dit :

« M’est avis que les faisans seront plutôt rares à l’ouverture chez M. Victor Hazell, hein, William ?

— Je crois bien, répondit mon père. Je crois bien.

— Quand je pense à tous ces gens de la haute qui vont arriver de partout dans leurs grosses voitures brillantes et qui n’auront pas un seul faisan à tirer ! » dit le vieux Charlie.

A cette seule idée, il se mit à glousser avec tant de conviction que nous fîmes une embardée et faillîmes nous retrouver dans les champs.

« Papa, dis-je. Qu’est-ce que nous allons faire de tous ces faisans ?

— Les partager avec nos amis, dit mon père. Il y en a déjà une douzaine pour Charlie. Ça te suffit, Charlie ?

— Tu parles ! dit Charlie. C’est fantastique.

— Il y en a aussi une douzaine pour le docteur Spencer, une autre douzaine pour Enoch Samways…

— Tu ne veux tout de même pas parler du brigadier Samways ? dis-je en m’étranglant.

— Mais si, dit mon père. Enoch Samways est un de mes plus vieux amis.

— Enoch est un brave gars, dit Charlie Kinch. C’est un garçon épatant. »

Le brigadier Enoch Samways était, je ne le savais que trop, l’agent de police du village. C’était un géant plutôt rond qui arborait une moustache noire et hirsute. Il arpentait la grand-rue du pas altier et mesuré de l’homme conscient des lourdes responsabilités qui pèsent sur lui. Les boutons d’argent de son uniforme étincelaient comme des diamants et j’avais une telle peur de lui que je changeais toujours de trottoir quand je l’apercevais.

« Enoch Samways n’est pas homme à dédaigner un morceau de faisan rôti, dit mon père.

— J’ai dans l’idée qu’il connaît aussi un truc ou deux pour les prendre », renchérit Charlie Kinch.

J’étais stupéfait, quoique, plutôt satisfait d’apprendre que le redoutable brigadier Samways était aussi un homme. Peut-être allait-il moins m’impressionner à l’avenir.

« Est-ce que tu vas les distribuer cette nuit, papa ? demandai-je.

— Non, Danny. Pas cette nuit. Il faut toujours rentrer chez soi les mains vides après une expédition de braconnage. On n’est jamais sûr que M. Rabbetts ou l’un de ses hommes n’est pas en train de vous attendre à votre porte pour voir si vous transportez quelque chose.

— Ah ! on peut dire que c’est un sournois, ce Rabbetts ! confirma Charlie Kinch. Le mieux c’est encore de verser une livre de sucre dans le réservoir de sa voiture quand il a le dos tourné, comme ça il ne peut pas venir fouiner autour de votre maison. De mon temps, on commençait toujours par sucrer l’essence des gardes avant une expédition. Je m’étonne que tu n’aies pas fait ça, William, surtout pour un coup pareil.

— Qu’est-ce que ça fait, le sucre ? demandai-je.

— Le diable m’emporte ! Ça gomme tous les cylindres, dit Charlie Kinch. Il faut démonter tout le moteur pièce par pièce après un traitement pareil, pas vrai, William ?

— Pour sûr, Charlie », dit mon père.

Nous quittâmes le chemin cahoteux et nous nous engageâmes sur la route. Charlie accéléra et bientôt le vieux taxi fila vers le village en quatrième vitesse.

« Est-ce que tu vas déposer les faisans chez Mme Clipstone pour la nuit, William ? demanda Charlie.

— Oui, répondit mon père. Va directement chez elle. C’est elle qui est chargée de la distribution des faisans, ajouta-t-il. Je ne te l’avais pas dit, Danny ?

— Non, papa », répondis-je éberlué.

J’étais au comble de la stupéfaction. Mme Grâce Clipstone était tout bonnement l’épouse du révérend Lionel Clipstone, le pasteur du village.

« Il faut toujours choisir une femme au-dessus de tout soupçon pour distribuer les faisans, annonça mon père. Pas vrai, Charlie ?

— Grâce Clipstone est une maligne », dit Charlie.

Je n’en croyais pas mes oreilles. J’avais l’impression que toute la population du canton participait d’une manière ou d’une autre à notre expédition.

« Le pasteur adore le faisan rôti, dit mon père.

— Il n’est pas le seul », dit Charlie Kinch en recommençant à glousser dans sa barbe.

Nous étions en train de traverser le village. Les lampadaires allumés éclairaient des hommes qui avaient fait le plein de bière dans les pubs et qui regagnaient leur foyer d’un pas incertain. J’aperçus M. Snoddy, le directeur de mon école, qui, d’une démarche mal assurée, tentait en vain de s’introduire discrètement chez lui par la porte de la cuisine. Il n’avait pas vu le visage grêlé et en lame de couteau de Mme Snoddy qui l’épiait d’une fenêtre du premier étage.

« Tu sais quoi, Danny ? dit mon père. Nous avons été vraiment très humains d’endormir tous ces oiseaux. Demain, ils auraient beaucoup souffert si nous n’étions pas passés dans les bois ce soir.

— Les invités de Victor Hazell sont pour la plupart de mauvais fusils, expliqua Charlie Kinch. La moitié des oiseaux au moins auraient eu de vilaines blessures. »

Le taxi tourna à gauche et franchit la grille du presbytère. Les lumières étaient éteintes, personne ne nous attendait. Mon père descendit de voiture et alla déposer les faisans dans la resserre à charbon derrière la maison. Nous prîmes ensuite congé de Charlie Kinch et nous partîmes vers la station-service, distante de trois kilomètres.

Danny, champion du monde
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